N°139
Décembre 2002

Le LIbérateur journal de la Croix Bleue

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Editorial 

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Lorsqu'en novembre de l'an passé, nous avons décidé des thèmes de nos Libérateurs pour l'année 2002,
nous ne pouvions savoir que ce "T'as bu... Tabou..." choisi pour ce présent numéro rejoindrait l'actualité politique,
médicale et médiatique du moment.
Notre ministre de la santé, lors d'un entretien télévisé il y a un mois environ, a en effet décidé de sortir l'alcool,
et donc les boissons alcooliques, de l'environnement drogue dans lequel, depuis plusieurs années,
il avait été positionné par le rapport Roques, rejoint en cela par la quasi totalité des acteurs médico-sociaux de
l'alcoologie proches des personnes accompagnées. Cette déclaration qui fait de la dépendance à l'alcool une
mode mérite bien le développement qui lui est consacré plus loin.
Ce thème a permis par ailleurs que cette négation d'une réalité soit déclinée par trois amis.
Ce déni sera donc évoqué successivement avec le regard posé sur la personne alcoolique,
sur son entourage immédiat mais aussi sur la société dans laquelle nous évoluons.
Vous pourrez constater, chers amis, que conformément à l'engagement pris
à notre précédent numéro, nous avons laissé une large place à la vie de
notre association au cours de cette année qui s'achève, dont nous parlerons
très bientôt au passé et qui, pour notre Croix Bleue, a été riche de décisions et d'événements.
2002 a été l'année d'un congrès national retrouvé, réussi en dépit des petits accrocs habituels et dont le succès,
dans un environnement humain chaleureux et dans un cadre que la Croix Bleue avait choisi de s'offrir,
nous fait attendre avec quelques impatiences la prochaine rencontre -
véritable retour aux sources - en 2004 dans le pays de Montbéliard.
2002 a été l'année d'une reconnaissance puisque l'autorité de tutelle de
la région Nord nous a demandé de mettre à profit notre compétence dans l'animation des centres de postcure pour créer,
à proximité de la Presqu'Île à Saint-Omer, "l'Archipel" : un centre pour hommes qui devrait ouvrir courant 2004.
2002 a été l'année de la réorganisation du siège avec l'arrivée d'un directeur - pas vraiment un inconnu -
qui devra rationaliser, dynamiser, animer mais aussi être l'intermédiaire techniquement compétent entre nos
directeurs de centres et le Conseil d'administration. Bon courage à lui !
2002 a été l'année qui a vu le démarrage d'un certain style de formation au bénéfice de
membres actifs accompagnant et volontaires, formule qui a pour vocation moins de plaquer un savoir que de
remettre en cause nos façons d'être et de faire. Il s'agit là d'un programme aussi indispensable qu'ambitieux.
2002 aura vu enfin, après quelques années de débats animés, l'approbation par le Conseil d'état de nos nouveaux
statuts qui devrait être suivie sous peu de celle de notre règlement intérieur.
Ces textes constituent une véritable bouffée d'oxygène dans nos dires et nos faires dans le cadre de la tolérance
et le respect des convictions de chacun. Ils étaient attendus et leur esprit doit
permettre quelques audaces que notre action requiert.
Je n'oublie pas que nous entrons dans la période des vœux.
Je saisis donc l'opportunité qui m'est donnée pour souhaiter en mon nom personnel et en celui du
Conseil d'administration, une bonne et heureuse année à tous nos lecteurs et à leurs proches.
Membres ou non de l'association, libérés ou non de l'alcool ; qu'ils soient persuadés de notre profond désir de voir chacun trouver,
aujourd'hui et demain, un vécu meilleur dans l'amour et l'espérance.

Bernard Leday
Président



Le Déni

Le déni peut se définir comme le refus de reconnaître la vérité.
Le déni obère le système relationnel de l'alcoolique ;
il marque également l'attitude de son entourage familial et imprègne son environnement social.
Envisageons rapidement ces trois composantes :
Le malade alcoolique
L'entourage familial
La société.


Le malade alcoolique
Véritable carte de visite, le déni est une constante chez tous les malades alcooliques.
Il constitue un des principaux obstacles de sa rencontre avec l'"autre", en particulier le monde des soignants.
Il entraîne souvent, dans une perspective hâtive et superficielle, une réaction de rejet qui compromet
singulièrement toute approche thérapeutique sereine et efficace.
Le buveur excessif cherche habituel-lement à nier ou à distancier son
comportement d'excès par le biais de poncifs boucliers :
"Je bois comme tout le monde."
"Je ne bois que de l'eau !".
"Je ne bois que du bon vin, pas de la piquette."
"J'arrête quand je veux."
"Je travaille normalement" et "tout va bien."
Même cerné par ses problèmes immédiats d'ordre matériel (dettes, expulsion du logement),
familial (menace de divorce, retrait de la garde des enfants), professionnel (chômage ou menace de licenciement),
judiciaire (retrait de permis de conduire, actes délictuels en état d'ivresse),
il continuera à affirmer l'absence de difficultés ou à les minimiser.
Il minimisera les aléas des dosages d'alcoolémie, l'incompréhension d'une épouse au caractère "impossible",
la vindicte d'un juge ou d'une administration, la duplicité de son patron...
En apparence, il ne mesure pas l'ampleur de sa dérive.
Il masque désespérément la vérité à l'"autre" et ne "tarde pas à se la masquer à lui-même,
en se prenant à son propre jeu" (Archambault).
Fouquet a appelé "apsychognosie" cette incapacité de se voir, de se juger, de s'apprécier.
La stéréotypie de ce comportement interroge quant à ses mécanismes.
Selon une opinion communément admise par la plupart des alcoologues, il s'agit d'une attitude vitale,
seule à même de permettre au malade alcoolique de se soustraire au jugement de l'autre.
Conscient du mépris que la société lui réserve, la perspective d'accepter son identité d'alcoolique lui est intolérable.
Parler alcool équivaudrait à s'exposer à la parole des autres vécue comme autant de jugements,
d'interdictions qui le blesseraient profondément en le renvoyant à sa culpabilité et sa honte.
"Refuser l'évidence, tant du moins que l'impasse où il se trouve, lui laisse une possibilité de fuite,
même illusoire, équivaut à une quête de respectabilité et un sursaut de dignité" (Archambault).
Le dialogue prend ainsi la dimension d'un affrontement où se déploie toute une stratégie de défense et d'agression.
"Je ne suis pas un ivrogne, moi !"
"Vous buvez bien du vin, vous aussi, docteur !?"
Cette obstination à nier la réalité se retrouve souvent dans d'autres pathologies du comportement alimentaire,
telle l'obésité. "Je grossis même si je ne mange rien et ne bois que de l'eau."
Elle masque le dialogue en suscitant des contre-attitudes négatives,
faciles à comprendre.
Chez les soignants, la relation risque de déraper vers une attitude inquisitoriale, policière, visant à "coincer "
le malade et à lui faire "avouer" le nombre de verres ou de bouteilles ingurgités ;
jeu pervers de l'aveu où l'un cherche à piéger l'autre et auquel le malade s'avère en général le plus fort.
Pour être désavoué, le déni, "véritable bruit de fond" (Rueff), parasitant la phase initiale de la relation thérapeutique,
doit être replacé dans son cadre signifiant psychologique.
L'écueil de la mauvaise foi ne doit pas faire obstacle à la recherche patiente d'un climat relationnel objectif,
scientifique et empreint d'une réelle empathie. Cette démarche permet dans la majorité des cas de décrisper la situation,
d'aboutir à une prise de conscience avec l'espoir d'un désir de changement.
L'entourage familial
La propension au déni, voire l'aveuglement, se rencontre souvent au niveau familial :
- soit par ignorance de la dangerosité d'une surconsommation régulière et de ce que pourrait
être une consommation dite sans risques ou modérée. (Donnée qui souligne l'absolue nécessité d'apporter au public
une information objective et accessible dans le cadre de campagnes de prévention).
- soit pour cacher l'alcoolisme de l'un des siens par peur du "qu'en dira-t-on " ou des menaces de déconsidération,
de déstabilisation, voire d'exclusion que fait peser cette étiquette. Les enfants, en observateurs perspicaces et intuitifs,
n'échappent pas à ce sentiment de crainte et de honte, qui les perturbe profondément en secret.
La société
Pour compléter la boucle, la société n'est pas en reste pour entretenir cette conspiration du mensonge et du silence.
La formule un peu lapidaire : "l'alcoolique est un toxicomane qui s'ignore dans un monde qui ignore son alcoolisation" n'a rien d'excessif.
L'alcool, modèle culturel puissamment investi, boisson totem, y compris dans sa dimension sacramentelle, scelle l'appartenance au groupe.
La normalité consiste à boire et à adhérer au consensus du savoir boire. Paré de toutes les vertus symboliques de produit magique,
l'alcool a trouvé récemment encore de nouvelles bases épidémiologiques soulignant l'effet bénéfique d'une consommation modérée
de vin sur le risque cardio-vasculaire et l'espérance de vie (le fameux paradoxe français).
Dans ce concert de valorisation massive d'un produit psychotrope la face d'ombre est un thème peu porteur.
La cohorte des malchanceux piégés par la dépendance est rejetée ou occultée.
Elle dérange car elle a failli au code de bonne conduite de la modération en "ne sachant pas boire".
Elle met mal à l'aise, car elle renvoie les autres à leur propre représentation de l'alcool.
Le pourquoi de l'alcoolisation reste confiné au vice, l'alcoolique devenant la punition de l'excès, sanctionné par l'exclusion.
"Il n'a que ce qu'il mérite." Le discours moralisateur ne prend jamais en compte la vulnérabilité individuelle et le concept de maladie alcoolique.
Le passif du bilan général est minimisé comme un épiphénomène marginal.
Face au tissu des réalités contradictoires du monde de l'alcool, la voix de l'Etat reste paradoxalement discrète,
exception faite de l'hécatombe routière. Source de richesse (un cinquième de la population en vit),
gisement fiscal idéal, lubrifiant social, l'alcool bénéficie d'un statut de tabou.
Ses défenseurs inconditionnels sont nombreux au parlement. Le débat public, donc politique,
reste souvent velléitaire, atrophié ou escamoté, alors qu'il s'agit d'un problème de santé majeur, troisième cause de mortalité en France.

Docteur Hammann

 
 

L'alcool tabou social ?

Assurément, oui, si l'on regarde d'abord la question par le prisme des chiffres
(ceux cités ci-dessous proviennent des travaux de l'Association nationale de prévention de l'alcoolisme).
La consommation est exprimée en litres d'alcool pur par habitant et par pays. Sur un échantillon de trente pays,
la France venait, en 1999, au 4ème rang avec 10,7 litres par an et par habitant.
Certes la consommation recule ; mais qui sait, au passage, que comme pour le chômage la façon de compter a changé en excluant les spiritueux ?!
Surtout, ce niveau de consommation génère un ensemble de conséquences sociales et économiques,
certes difficiles à évaluer, mais qu'on ne se soucie guère d'expliciter. On estime à 5 millions le nombre de personnes ayant des
difficultés médicales, psychologiques et sociales liées à leur consommation d'alcool.
13 % des patients hospitalisés et 7 % de ceux consultant en psychiatrie le seraient à cause de l'alcool.
L'alcool est responsable de 7 % des décès des hommes, 2 % de ceux des femmes et de 16 000 cancers par an.
Comment ne pas parler de tabou social face à un phénomène ayant de telles conséquences
sans que soient déclenchées des actions à la mesure des problèmes ?
On peut aussi raisonner en prenant la question sous l'angle économique.
D'abord il est très difficile de se procurer des chiffres sur l'économie de l'alcool : combien de personnes en vivent ?
Quels chiffres d'affaire, quels profits ? Curieux tout de même que l'ANPA n'en fasse pas un chapitre de son document.
Par contre, ce que l'on sait, c'est que la fiscalité directe (hors TVA) attachée aux boissons alcoolisées rapporte à l'Etat
environ 16 milliards de francs, tandis que de l'autre côté le coût de l'alcoolisme est évalué à 115 milliards de francs au plan social,
soit 1,5 % du produit intérieur brut et près de 2 000 francs (304,90 euros) par Français. 65 milliards de francs représenteraient
le coût des traitements et médicaments soit 10 % du total des dépenses de consommation médicale.
L'alcool, tabou social, parce qu'il touche un grand nombre de personnes et qu'on le sait ; tabou social, parce qu'il a un coût
considérable et qu'on le sait, et qu'on le tait ou que,globalement, on s'en accommode.
On ne peut en effet sérieusement considérer que :
- les mentions obligatoires sur les risques d'une consommation excessive ici,
- les interdictions de consommer dans certains lieux (de plus en plus remises en cause),
- quelques spots télé ou émissions font une politique de prévention et de guérison
(indispensable compte tenu de l'état des lieux) à la hauteur de l'enjeu...
Surtout quand on voit que :
- dans le même temps, on ferme des services entiers dans les hôpitaux,
- les subventions aux acteurs agissant réellement diminuent,
- les médecins, infirmières, reçoivent toujours aussi peu de formation sur ce sujet.
Probablement pour les mêmes raisons que celles évoquées plus haut pour le caractériser et le définir :
- Des intérêts économiques forts, des pressions, un lobbying puissant essayant de faire croire que seuls ceux ayant des travers psychologiques
(des défauts de conception, dira-t-on, un jour, dans le monde du clonage) sont exposés à devenir dépendants.
- Une démission du politique : le vote du terroir a la réputation de faire et défaire les majorités de toutes les couleurs...
- Et puis des conventions sociales fortes, bien établies : consommer de l'alcool fait partie des usages, ponctue les célébrations de toute nature,
participe à la joie, à la fête... Ne pas consommer d'alcool, c'est en quelque sorte se mettre à l'écart, se tenir en marge, ne pas adhérer à ce
qui tient lieu aujourd'hui pour partie de lien social.
Mais l'alcool tabou social renvoie aussi aux silences dénoncés plus haut pour chercher les véritables causes ;
des silences nourris de conformisme de la pensée unique que les médias nous instillent à longueur d'année pour faire de nous des avaleurs d'images,
toujours en état de saturation, proches de l'apoplexie qui évite de réfléchir et de se révolter. Car l'alcool tabou social,
c'est aussi la seule réponse pour certains des consommateurs excessifs devenus dépendants ; la seule réponse qu'ils ont pu trouver
(pour le moment) face aux difficultés de tous ordres, face à toutes ces barrières qui bafouent l'égalité des droits et des chances.
Et nous voilà revenus aux causes profondes communes qui sont au cœur de nombreux tabous sociaux :
les comportements hors normes (qui permettent de vivre en paix et avec un espoir raisonnable d'épanouissement) se nourrissent de ce qu'on n'a pas reçu,
de portes fermées, de murs infranchissables, de devoirs refusés au nom des droits non ouverts et de cet enfermement au milieu d'un supermarché du
superflu où, pour faire comme les autres, tous les moyens sont bons.
J'exagère bien sûr... Vous n'êtes pas du tout d'accord ?
Tant mieux.
Briser un tabou social, à soi tout seul, c'est probablement impossible ; d'où ce sentiment parfois d'écrasement face aux misères du monde.
Mais dans le cheminement mystérieux qui conduit de la dépendance à la rupture, à la construction d'une vie sans alcool,
il y a sans doute une étape qui nous conduit de l'individuel au collectif : je veux dire par là une démarche où, après avoir mis (remis)
en place les fondamentaux qui règlent la vie de tous les jours (travail, logement, lien à autrui), il y a nécessité d'embrasser un champ plus vaste,
de participer en citoyen responsable à l'évolution de la société.
Membre de la Croix Bleue cela devrait aussi vouloir dire "briseur de tabous sociaux" : l'alcool d'abord, mais aussi d'autres tabous dont,
je crois, les causes s'enracinent aux mêmes sources.
Alors, cet article vous a plu ? Retrouvons-nous dans telle lutte prochaine...
Cet article vous a déplu ? Alors faites de votre contestation la source d'autres luttes.
L'essentiel est de s'aider à réfléchir pour agir : seule façon de briser les tabous sociaux, et pour cela il faut être nombreux !!
Bernard David

 
   

-Témoignage -
Comment décrire une vie qui n'en est plus une ?

Imprégnée d'une culture, de tabous, de secrets de famille, aveuglée par les images véhiculées autour de la
personne alcoolique et de son entourage, ma prise de conscience de l'alcoolisme de mon mari fut longue.
Envahie par la honte, je me suis longtemps cachée cette vérité et j'ai cultivé les faux-semblants en espérant
sauvegarder un tant soi peu l'image de notre famille,m'efforçant de minimiser le problème et ses conséquences
aux yeux des parents, amis, voisins, qui, de leur côté, feignaient de l'ignorer. Bien que les enfants en fussent quotidiennement
témoins je continuais devant eux à nier l'évidence et, à leur tour, ils adoptaient le même comportement vis-à-vis de l'extérieur.
Au fil du temps, la situation empirant, j'aurais voulu faire machine arrière et confier enfin à quelqu'un les raisons de mon mal-être
et de ma solitude grandissante.
Mais je dus me rendre à l'évidence, il me serait difficile de trouver la personne en qui je pourrais avoir confiance pour partager mes soucis,
écouter sans me juger, entendre ma souffrance sans avoir peur de la porter à son tour.
Par peur, par honte, par culpabilité, je me suis enfermée, condamnée au silence.
Jour après jour, je tissais la toile qui me retenait captive. Prise au piège, je vis tout s'effondrer autour de moi, les relations, l'espoir,
les projets, la vie ne laissant place qu'à la mélancolie, le désespoir, le néant.
Je ne voyais plus le monde extérieur, pas de journaux, pas de télévision. J'évitais de sortir pour ne plus croiser les regards.
J'ai bien souvent laissé mes enfants aller seuls à l'école pour être sûre de ne rencontrer personne, leur distribuant des rôles
qui n'étaient pas les leurs parce que je n'avais plus la force de faire face.
Je restais des journées entières dans le noir porte et volets fermés.
Dormir pour ne plus penser, pour ne plus souffrir.
Comment expliquer à ses voisins ou à ses proches d'où venaient les cris qu'ils avaient entendus la nuit précédente ?
Comment pourraient-ils ne pas remarquer les stigmates de la souffrance sur mon visage ?
Pendant des années j'ai tremblé d'ouvrir ma porte. Je ne répondais pas pour ne pas avoir à inventer une autre histoire,
pour ne pas faire semblant, car il était bien là mon problème, je devais faire semblant de vivre alors qu'à l'intérieur j'étais déjà morte.
A force de me mentir, j'avais fini par m'oublier. Mon miroir ne me renvoyait plus que l'image d'une inconnue, le vague reflet d'un corps sans âme.
C'était un autre monde, une autre dimension ; c'était pourtant le mien, je le connaissais bien.
Enfant j'avais déjà rencontré les tabous. L'alcool faisait alors déjà partie de ma famille ; pourtant je n'ai jamais entendu personne l'évoquer.
Alors très jeune je fus partagée entre ce monde d'apparence, (une famille unie, la messe le dimanche, une éducation basée sur le respect,
la vérité, la notion du bien et du mal) et un monde parallèle, mon quotidien, (les mensonges, les non-dits, la violence.)
C'était comme si l'on s'obstinait à repeindre un mur qui se lézardait et s'effritait.
Inévitablement un jour il s'écroule. Les tabous avaient eu raison de moi et du même coup de ma foi.
J'ai vu le jour en 1957, mais je n'ai commencé à vivre que 40 ans plus tard, lorsque mon mari a pris la décision de s'en sortir en rejoignant la Croix Bleue.
Je suis entrée par cette porte qu'il avait aussi poussée pour moi. J'ai pu enfin sortir du silence...

Catherine S.