N°145
Juillet 2004

Le LIbérateur journal de la Croix Bleue

Libérateurs archivés

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    Editorial     

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Motion loi Evin

Le Libérateur n°145 rend compte du 45ème congrès national de la Croix Bleue. Ginette Hermetet introduisait cette rencontre ainsi :

« Les groupes de la Croix Bleue de Franche-Comté et de la Haute Alsace vous souhaitent la bienvenue au 45ème congrès national de la Croix Bleue.

Les membres du conseil d’administration national avaient souhaité que ce congrès se déroule dans le pays de Montbéliard afin de faire en quelque sorte un retour aux sources qui ne manquera pas, j’en suis persuadée, de nous être salutaire.

Un retour aux sources pourquoi ?

Comme vous le savez, la Croix Bleue est très ancienne, la plus ancienne, dirons-nous, des associations d’aide aux personnes en difficulté avec l’alcool (vous aurez l’occasion d’en entendre l’historique tout à l’heure).

La Croix Bleue a pris ses racines dans notre région, et aujourd’hui nous voulons tous, membres de la Croix Bleue française, que ce congrès soit une rencontre qui se déroule dans la joie, la fraternité et dans le partage.

Cette rencontre a été préparée avec beaucoup d’amour, de sérieux et d’enthousiasme par les membres des groupes de Franche-Comté et de Haute-Alsace, encadrés par le comité de pilotage.

Nous souhaitons que cette fête puisse se dérouler dans la sérénité et l’amitié des retrouvailles puisque nous venons des quatre coins de France, de la Bretagne, du Nord, de l’Est et du Sud.

Si c’est moi qui vous accueille aujourd’hui c’est, d’une part parce que je suis la responsable de la région Franche-Comté, et, d’autre part parce que Bernard Leday, président de la Croix Bleue depuis 1997, a donné en mai dernier sa démission.

J’espère de tout mon cœur que chacun ici présent est conscient qu’un congrès est un rassemblement d’anciens, de nouveaux et de personnalités extérieures. Certains, comme les nouveaux, sont venus chercher ici des éléments, des moyens qui vont leur être utiles pour conforter leur engagement : engagement d’abstinence et engagement militant. Il nous appartient, à nous, surtout les plus anciens, de les entourer de notre sollicitude et de notre amitié.

Nous savons en effet, au fond de nous-mêmes, ce que nous avons reçu de la Croix Bleue : vie sauvée, amour retrouvé, famille reconstruite… et vous pouvez compléter vous-mêmes, en fonction de votre vécu, cette énumération.

A qui devons-nous tout cela ?

Je déclare maintenant ouvert ce congrès que je souhaite à tous excellent, pour que vive l’esprit Croix Bleue de fraternité et de solidarité qui a toujours été et restera notre force ! »

Bonne lecture !  

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Edito

Table ronde n°2

Motion Loi Evin

         

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Table ronde 1 : «L'engagement MILITANT»

Animation de :

Ø       Maurice ZEMB, responsable de la section de Thann et membre du conseil d’administration.

 Intervenants :

Ø       Françoise NICODEAU, membre actif de la Croix Bleue, déléguée syndicale en milieu hospitalier.

Ø       Marc MADERN, membre actif de la Croix Bleue, membre d’un parti politique et membre d’un syndicat

Ø       Noëlle GRIMM, militante syndicale, salariée d’un Pôle local d’Economie solidaire.

Ø       Jean-Marie VIENNET, prêtre, secrétaire général d' Emmaüs.

Maurice ZEMB : « Il me semble, en préparant cette table ronde, que l’on constate des points communs à l’engagement que celui-ci soit syndical, politique, religieux ou associatif surtout si la notion de militantisme est couplée avec celle d’engagement.

C’est pourquoi il importe de recueillir des avis de personnes engagées dans divers secteurs pour trouver les points communs.

D’abord, qu’est-ce qui est à l’origine de notre engagement militant ? »

Françoise NICODEAU : « C’est très jeune, à l’âge de 12 ans, qu’est née cette envie d’exercer un « métier-sacerdoce ». A la lecture des livres du Dr Albert Schweitzer, je voulais et veux toujours soulager la souffrance.

J’ai décidé de devenir laborantine. J’ai choisi cette profession comme un « sacerdoce » pour être utile et aider aux traitements des patients. Je me suis plus particulièrement passionnée pour la bactériologie que j’exerce depuis 40 ans et je trouve toujours de l’intérêt à mon travail qui répond toujours à ce désir initial. »

M.Z. : « Qu’est-ce qui t’a poussée à t’engager dans le mouvement syndical puisque ton métier répondait à ton aspiration d’apaiser la souffrance des autres ? »

F.N. : « Cela s’est fait tout naturellement, je n’ai même pas réfléchi. Je connaissais bien mon métier et ses dangers. C’est en constatant les dysfonctionnements dans la façon de faire en milieu hospitalier, dysfonctionnements parfois sources de problèmes graves pour le personnel, que j’ai voulu réagir. »

M.Z. : « Avoir une étiquette syndicale collée à la peau cela n’entrave-t-il pas le dialogue avec le patronat ? »

F.N. : « J’ai toujours été respectée par mes patrons dans mon entreprise. Il faut dire que je n’ai jamais été une militante agressive mais ; qu’au contraire, je recherchais le consensus. Après tout, le personnel a besoin de travailler et l’hôpital a besoin de salariés : il y a donc un intérêt à fonctionner ensemble. 

Par contre, j’ai toujours été vigilante à ce que le travail soit compatible avec la vie personnelle notamment familiale. »

M.Z. : « Quand l’alcool est arrivé sur ton chemin, n’y a-t-il pas eu un désengagement syndical ou du moins une mise en « sourdine » ?

F.N. : « Il est certain que pendant tout un temps, je me suis faite « oublier » ; c’est toute la période où je n’étais pas au clair avec l’alcool. Puisque je n’étais plus crédible à mes propres yeux, je ne pouvais guère être crédible aux yeux des autres.

Mais dès que je suis sortie de l’alcool j’ai repris mon engagement syndical en même temps que mon engagement à la Croix Bleue. D’ailleurs après, la direction m’a consultée et écoutée lors de cas de consommation d’alcool chez plusieurs membres du personnel. »

M.Z. : « Sur le plan familial comment se concilient les engagements familial, syndical et associatif, simultanément ? »

F.N. : « Il est certain que pendant tout un temps, mes enfants ne vivaient pas facilement mon militantisme, notamment à la Croix Bleue : cet engagement était vécu par eux comme une privation de leur mère. D’ailleurs mes enfants ne sont pas militants aujourd’hui.

Par contre pour mes proches, famille et amis, suivant la nature du rapport qu’ils entretiennent eux-mêmes avec l’alcool, ils apprécient ou non mon action militante. L’engagement peut être un handicap par certains côtés mais c’est aussi un formidable atout.

Pour moi, l’engagement est don de soi ; il entraîne des rencontres humaines très riches avec l’autre.

L’engagement demeure un acte gratuit et ne doit surtout pas donner « la grosse tête ».

Militer est une façon de vivre, une façon d’être. »

M.Z. : « Toi aussi, Marc, tu t’es engagé très jeune ? »

Marc MADERN : « Oui, sans doute par imprégnation familiale puisque j’ai vécu dans une famille très engagée, notamment pendant la guerre, dans des actes de résistance alors que je n'étais encore qu'enfant. Puis je me suis engagé dans le scoutisme, les fondations de la confiance, et en politique. Dans cet engagement politique je me suis senti manipulé et me suis rapidement révolté contre la « hiérarchie » sans renier ni mes choix ni mes options.

 Issu d’une famille protestante, mes parents, mon père notamment, tenaient à ce que, parallèlement à mes études, je travaille sur le terrain. J’ai donc travaillé assez vite à l’usine où j’ai découvert les erreurs humaines qui ont renforcé mon désir d’engagement notamment syndical cette fois. »

M.Z. : « Comment en es-tu arrivé à t'engager à la Croix Bleue ? »

M.M. : « Je suis rentré en alcool en 1992 et tout est allé assez vite à partir de là, jusqu’au dépôt de bilan de mon entreprise en 1998 et le retour en cohabitation avec mes parents…

J’ai rencontré Philippe avec lequel j’ai eu de longues discussions, de longs débats et des hésitations…

Je percevais que je ne pouvais pas faire les choses à moitié. Prendre un engagement à la Croix Bleue c’était pour moi aller bien au-delà d’un engagement de vie sans alcool. Je n’étais pas du tout décidé à signer un contrat d’un jour, une semaine, voire un mois… sans alcool. Ou je m’engageais, ou je ne m’engageais pas… non seulement à vivre sans alcool dorénavant et définitivement mais encore à oeuvrer pour la Croix Bleue. Pied à pied j’ai « négocié » mon contrat avec Philippe qui m’a bien aidé dans ma démarche. Mon premier engagement à la Croix Bleue a été un engagement « militant ». 

M.Z. : «  Et avec tes proches, comment ton militantisme a-t-il été vécu ? »

M.M. : «  L’alcool m’a, bien entendu, éloigné de ma famille, de mes enfants, mais aujourd’hui la qualité affective retrouvée avec mes proches m’est essentielle. »

M.Z. : « Noëlle GRIMM, vous aussi vous êtes très militante dans le milieu syndical. Comment cet engagement se développe-t-il ? »

Noëlle Grimm : « Voilà déjà sept ans que l’entreprise où je travaillais a fermé ses portes et j’en parle toujours au présent.

J’ai été côte à côte avec les autres employés et me suis engagée passionnément : lutte de tous les jours, intervention au plus haut niveau… et l’on fut noyé de promesses non tenues.

J’ai retenu la leçon suivante : quand on se bat, on peut perdre, mais on ne peut pas gagner si l’on ne se bat pas.

Mon engagement au Tribunal des prud’hommes m’a appris l’écoute et la diplomatie.

Je crois que l’homme doit être au centre de tout ; c’est cela qui doit guider nos actes et nos choix. Mais il faut aussi en convaincre les autres. Et il importe de ne pas perdre le sens que l’on donne justement à son engagement.

Il faut croire à ce que l’on fait ou entreprend parce que cela peut demander beaucoup de temps avant de se concrétiser. »

M.Z. : « Cet engagement syndical s’est-il orienté vers d’autres domaines ? »

N.G. : « Oui, notamment dans l’économie solidaire.

Je me suis engagée également au MRAP et à Artisans du Monde.

Et j’ai enfin pris un engagement politique. Cet engagement résulte davantage de la raison que de la passion car je crois cet engagement nécessaire. C’est politiquement, en effet, que l’on peut faire bouger les choses. »

M.Z. : « Comment tous ces engagements se concilient-ils avec la vie familiale ? »

N.G. : « On paye ses engagements, c’est sûr.

Dans ma vie personnelle, il y a eu des répercussions : j’ai transmis à mes enfants et petits-enfants le sens des valeurs pour lesquelles je me suis toujours battue. Je me souviens, après un combat particulièrement pénible, avoir senti la main de mon petit-fils se glisser dans la mienne, comme pour me dire : « je suis avec toi ».

Dans tout engagement, il faut trouver en soi la force de continuer à lutter et chercher l’aide extérieure dont on a besoin. Elle se trouve parfois dans des petits gestes très symboliques comme celui-ci. »

M.Z. : « Jean-Marie VIENNET, vous êtes engagé à la fois dans la vie sacerdotale et dans la lutte contre l’exclusion. Comment expliquer ce double engagement ?»

Jean-Marie VIENNET : « C’est la réalité de la vie qui nous ouvre les yeux à condition d’être à l’écoute des autres, de ceux qui vont bien mais aussi de ceux qui souffrent et de ceux qui ont besoin d’espérer.

Travailler avec l’abbé Pierre m’a permis d’approcher ceux qui sont exclus et ont besoin d’espérer.

Travailler avec les Africains m’a appris la sagesse de ceux qui savent écouter.

Ma façon de militer est d’être au milieu, avec ceux que l’on veut aider pour essayer de faire bouger un peu, pour donner un peu d’espoir.

J’ai deux convictions très fortes qui me guident :

Ø       d’une part, on ne peut exclure personne de l’humanité ;

Ø       d’autre part, je crois en l’homme, c’est lui qui m’apporte. Et pour moi, croire en Dieu c’est croire en l’homme.

Chacun a sa place ; le plus difficile est de faire participer le plus de monde possible et notamment les plus fragiles, les plus en difficulté.

Pour cela, il faut prendre du temps pour écouter les autres et se demander ce que l’on fait de leur possibilité. La richesse de l’humanité est là. »

M.Z. : « Pour vous aussi vos engagements n’ont-ils pas entraîné des ruptures avec votre entourage ? »

J.M.V. : « Mes engagements, j’en paie le prix, y compris au niveau judiciaire. On compte ses vrais amis. Mais mes engagement, chèrement payés, sont aussi ceux qui me font vivre en paix avec moi-même et avec les autres.

Maurice ZEMB : « Merci à nos quatre intervenants pour la richesse de leur intervention.

En conclusion, je souligne six points communs essentiels :

1) Un engagement est une promesse et aussi une obligation faite à soi-même de servir, de faire quelque chose ;

2) C’est un acte de conviction et qui fait foi ;

3) C’est aussi l'attitude d’une personne qui prend parti pour une cause en mettant son action au service de celle-ci ;

4) C’est la personne à aider qui est centrale et la personne dans toutes ses dimensions ;

5) Il faut du temps pour que les choses bougent et ne pas perdre patience ;

6) « L’écoute » est une qualité essentielle à la relation à établir avec l’autre.

Je pense que pour la personne qui donne de son temps pour militer et qui s’engage, cela devient un mode de vie, on ne peut plus d’en passer.

Jour après jour, nous nous engageons par notre façon d’être, par notre façon de vivre, par notre comportement.

Pour moi, comme pour beaucoup d’entre nous à la Croix Bleue ainsi que pour nos amis intervenants, le militantisme est quotidien et ce, dans toutes nos activités : professionnelles, associatives, politiques ou autres. Nous militons sans le savoir.

A la Croix Bleue, cet engagement militant passe par la promesse faite à soi-même, en présence d’un autre, de vivre sans alcool et d’aider ceux encore en difficulté avec le produit. »

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Table ronde n°1

Motion Loi Evin

         

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Table ronde 2 : «L'engagement d'ABSTINENCE»


Animation de :

Ø       Anne-Marie DEVELAY, membre actif de la section de Grenelle.

Intervenants :

Ø       Fabrice PICHARD, ancien buveur, pasteur.

Ø       Michel PETIARD, médecin.

Ø       Serge SOULIE, membre actif, Directeur du Centre de Postcure de Virac, psychologue, pasteur.

Anne-Marie DEVELAY : « Engagement d'abstinence, deux mots difficiles à entendre, à comprendre, à s'approprier. Et pourtant, à la Croix Bleue depuis qu'en 1883 Lucie Peugeot, solidaire, faisait signer Pierre Barbier, buveur, combien de fois cet acte s'est-il répété dans nos sections ?

N'est-ce pas là le signe qu'il s'agit d'un extraordinaire levier d’épanouissement et de libération ?

Et il y a comme un mécanisme mystérieux qu'il serait intéressant d’éclairer sous différents angles pour y voir plus clair. 

Fabrice Pichard, vous êtes ancien buveur et pasteur ; qu’évoquent pour vous ces mots : "engagement d'abstinence"?

Fabrice Pichard : Ils évoquent pour moi la Croix Bleue.

  • L’engagement, c’est l’armée : signer pour cinq ans ou 10 ans. Cela évoque aussi la discipline, l’uniforme, l’autorité.

  • L’abstinence, c’est l’idée du «  moins » : vœux de chasteté, de pauvreté, de ne pas profiter.

Bref, les deux termes sont contraignants.

C’est curieux de l’employer pour signifier la libération, parce que pour un croix bleusard l’engagement d’abstinence conduit à la libération, en principe.

Mais pour les autres, ce n’est pas évident.

Il y a dichotomie apparente entre « engagement d’abstinence » et « libération/liberté ».

Mais qu’est-ce que la liberté ? Et est-ce que l’engagement d’abstinence conduit à la liberté ? Et la libération, se fait-elle dans la contrainte ?

Voilà quelques questions pertinentes. Elles sont d’ordres philosophique, moral mais aussi identitaire.

Je ne suis pas sûr d’y avoir répondu, mais je les ai posées.

Parlons d’abord de libération/liberté

Je suis pasteur et par déformation, sans doute, je fais souvent référence aux textes bibliques qui viennent en écho à mes interrogations.

En l’occurrence, j’ai pensé au peuple hébreux quand il s’enfuit d’Egypte, texte connu même par les gens qui ne lisent pas la Bible (Cf. : le film « Les dix commandements »).

Ce récit est d’une symbolique très forte qui nous parle et nous rejoints.

- D’abord c’est l’histoire d’un peuple esclave, qui a peur d’être libéré de cet esclavage. Combien de personnes ont-elles peur de franchir le pas ? Combien parmi nous ont eu peur de ne plus être esclaves de l’alcool ?

Il existe un rapport curieux à l’emprisonnement.

- Ensuite, il y a le passage par la mer rouge, le passage par l’eau. Le parallèle avec la Croix Bleue est évident. Symboliquement, ce passage signifie la purification, c’est-à-dire le changement de statut, de situation.

- Puis, il y a la traversée du désert : 40 ans d’épreuves. Le chiffre est sans importance mais quelle que soit la durée il y a toujours un temps d’épreuves, temps de la soif et de l’eau amère.

- Et puis c’est l’entrée en Terre promise, l’arrivée du voyage, le but. Ce qui montre combien il importe d’avoir un but. Ce récit est très évocateur pour nous.

Il est important de noter que pour le peuple hébreux il existe deux événements fondateurs : la sortie d’Egypte et l’entrée en Terre promise. Cela signifie qu’il ne faut pas seulement focaliser sur un point de départ mais aussi sur un point d’arrivée.

Le point de départ est souvent trop chargé de douleurs, en souvenirs de traversée du désert.

En termes Croix Bleue, le point de départ serait « l’arrêt de l’alcool » et le point d’arrivée, « être membre actif ». Après vient la véritable construction.

La libération commence vraiment au point d’arrivée.

Mais j’ai choisi ce récit parce que le peuple hébreux ne passe pas de l’esclavage à la liberté, il passe de l’esclavage à la Loi.

Le point d’orgue du récit est au Mont Sinaï, quand Moïse donne la table des dix commandements. D’ailleurs c’est le titre du film et de la Bible : « Thora ».

Le peuple hébreu a besoin de limites, de règles, de contraintes, d’organisation.

Auparavant, tout était régi par les principes de l’esclavage. Après, tout ne peut pas être régi que par les principes de liberté, car un peuple sans loi tombe dans la violence.

La loi évite la violence, elle évite de se soumettre à un autre esclavage.

La loi est une forme contraignante mais avantageuse. Elle garantit :

Ø       l’intégrité de l’individu,

Ø       la sécurité de chacun,

Ø       le lien social,

Ø       la référence morale.

La loi est principe de vie.

L’esclavage est principe de mort.

Chacun le voit : il ne s’agit pas d’affirmer la liberté absolue mais de choisir une contrainte protectrice et non destructrice.

La libération est donc un engagement à respecter, une loi que l’on reçoit.

Exactement ce que l’on fait à la Croix Bleue.

L’engagement peut se présenter sous deux aspects :

Ø       un aspect positif,

Ø       un aspect négatif.

1°) L’aspect positif rappelle l’intérêt de faire un choix, même limité.

C’est la découverte que l’on peut dire non ou oui.

Car c’est une expérience nouvelle pour l’alcoolique que de pouvoir faire un choix.

Cela implique de se trouver face à ce choix. Cela nécessite une proposition extérieure.

C’est Moïse qui offre la chance au peuple hébreux de s’en sortir. C’est la Croix Bleue qui propose un choix.

Quand on dit qu’un malade alcoolique ne fait pas le bon choix ce n’est pas tant qu’il n’en a pas la force mais parce qu’aucun autre choix ne le motive. Il y a donc nécessité de motiver ce choix. C’est une tâche essentielle.

L’engagement consiste aussi à remplir un bout de papier sur lequel on inscrit une promesse, un motif, une durée, une signature. Car ces quatre éléments obligent à réfléchir, au sens étymologique, c’est-à-dire à redéfinir son identité.

La première contrainte est de se regarder en face. Cela permet de retrouver son nom et sa parole.

La Bible dit que « le nom » et « la parole » sont les bases structurelles de l’individu. C’est bien un travail identitaire qui est mis en place.

L’engagement n’est pas seulement celui du malade alcoolique qui signe. Par le biais de l’autre signataire c’est la Croix Bleue qui est engagée. C’est un contrat qui est proposé :

D’un côté, il y a promesse,

De l’autre, il y a respect et confiance.

Un contrat implique la responsabilité et l’accompagnement, non pas pour surveiller mais pour rappeler implicitement les clauses acceptées.

Il convient de prendre en compte toutes les dimensions de l’engagement :

- On notera la symbolique des durées, comme dans la Bible :

Ø       9 mois, c’est le temps de la grossesse ;

Ø       1 an, c’est le temps des quatre saisons.

Cela signifie un parcours progressif.

- On notera la dimension éthique qui repose sur la franchise, le dialogue, le respect.

- On notera la dimension sociale de la prise en compte de la situation familiale, du regard porté sur l’autre.

- Enfin, on notera la dimension spirituelle. Non pas religieuse mais spirituelle, c’est-à-dire l’espérance. Car l’espérance pose problème : qui y croit ? qu’est-ce qui donne possibilité d’y croire ?

La nécessité d’y croire est valable pour celui qui s’engage comme pour les autres partenaires. L’espérance est aussi une des clauses du contrat : relisez les carnets d’engagement.

Ces éléments constituent l’engagement positif mais il y a des aspects négatifs.

2°) N’oublions pas que l’engagement est d’abord une fuite, une échappatoire, une rupture, car tout abandon est douloureux et nécessite un travail de deuil.

L’engagement est une cassure radicale avec son passé. Exemples : le militaire, le moine, le peuple hébreux.

Cela implique une relation particulière au passé : un travail de relecture, de compréhension est nécessaire. Il convient de savoir comment on porte ce passé, comment on l’appréhende.

Et puis l’engagement est un départ pour l’inconnu. On ne sait jamais totalement à quoi on s’engage et où cela va conduire.

Cela ouvre des perspectives nouvelles mais ensuite aussi des appréhensions, l’inconnu fait peur.

La perte des habitudes est toujours très déstabilisante pour un individu.

En ce sens, les témoignages peuvent apporter un soutien mais il convient de rappeler que seul celui qui s’engage peut imaginer un avenir. Il faut l’y aider.

A la Croix Bleue, l’engagement est d’abord un engagement d’abstinence. Et je voudrais dire quelques mots sur cette abstinence.

L’engagement d’abstinence est toujours fait dans une perspective : celle d’une abstinence totale et définitive.

Voilà encore deux mots qui dérangent : « totale » et « définitive ». Au début, on préfèrerait entendre parler de « momentanée » et de « partielle ».

Déjà, en temps normal, toute décision définitive inquiète car elle implique le non-retour. Car, inconsciemment, on se sent plus à l’aise dans des structures cycliques que linéaires.

Concernant l’abstinence, c’est le mot de « plus jamais » qui inquiète.

Pour ma part, j’avais 26 ans quand j’ai signé et, à 26 ans, dire « plus jamais » est une gageure.

D’autant qu’il y a une opposition entre la durée de l’engagement (maximum un an) et l’abstinence définitive.

Cela signifie que devant l’énormité du mot « définitif », il faut revenir régulièrement à la loi.

Cette conception d’une abstinence définitive et d’un engagement d’un an m’amène à dire que l’abstinence se situe toujours dans le « déjà » et le « pas encore ».

En effet, l’abstinence est perçue comme un commencement, un point de départ. Elle est le socle de la construction future, la redécouverte de ses facultés, des relations, de la gestion de sa vie.

Et, en même temps, l’abstinence est une finalité, un objectif sans cesse à atteindre.

Entre les deux, se situent les dettes à régler, les choses à retrouver, les liens à rétablir et puis la reconstruction d’une vie.

Le principe du « déjà » et du « pas encore » est très intéressant.

Si l’abstinence était juste un acquis, elle poserait toujours la question du risque. En d’autres termes, si je m’engageais à être abstinent sur un an, j’aurais des projets sur un an. Mais c’est bien la perspective d’une abstinence définitive qui permet de construire à long terme.

En termes théologiques on dirait que c’est parce que l’avenir est garanti (dans une certaine mesure) que l’on peut construire le présent. Le concept d’abstinence définitive est fondamental.

Etre abstinent implique aussi un certain mode d’existence. Les théologiens n’hésiteraient pas à parler de conversion au sens où on change de personnalité et de regard.

Et puis surtout, on se trouve dans une situation particulière qui n’est pas celle du commun. L’abstinence nous fait entrer dans le registre du singulier, du fidèle à une règle qui échappe aux autres.

Ce n’est pas tant parce qu’on parle de Dieu que les gens disent parfois qu’on est une secte, c’est simplement parce qu’on se singularise.

L’abstinence incite à gérer cette différence, non dans l’opposition et le repli mais dans la compréhension et la tolérance.

En ce sens, il convient de se souvenir que l’abstinence n’est pas une loi pour tous mais seulement pour ceux qui ont un parcours et un vécu particuliers.

L’engagement d’abstinence incite à une prise de distance par rapport aux notions d’engagement et d’abstinence.

En premier lieu, l’engagement d’abstinence n’est pas un deuil permanent.

Une fois le travail de deuil effectué, car il doit l’être, l’abstinence devient un état normal et naturel pour nous.

C’est ainsi que la loi n’est plus une contrainte mais un automatisme. Et c’est comme cela que l’on passe de la libération à la liberté.

La liberté apparaît quand on accepte le chemin parcouru, c’est-à-dire quand on arrive à regarder objectivement son passé et son cheminement. Il ne s’agit pas de dire : « Avant, j’étais faible ; aujourd’hui je suis fort. » mais de mesurer sa fragilité et la vigilance qu’elle nécessite.

La liberté vient aussi quand on peut choisir d’autres engagements et d’autres abstinences qui ne concernent pas l’alcool ; c’est-à-dire lorsque nos engagements ne sont plus des fuites et lorsque l’abstinence devient une philosophie de vie. En ce sens, on ne se définit plus comme un ancien buveur abstinent mais comme un individu responsable qui se construit une éthique de vie dans laquelle l’abstinence tient une place.

Pour le dire autrement, la liberté advient quand on est capable de se donner ses propres règles d’existence.

Enfin, pour le pasteur que je suis, je dirais que la liberté est effective quand la Terre promise devient Royaume de Dieu. J’entends par là qu’à un moment donné l’engagement d’abstinence n’est plus quelque chose à renouveler sans cesse car il fait partie de notre être et de notre vie. Là est la liberté.

Ce jour-là on se découvre heureux et on peut dire qu’on ne regrette rien ; pas même le passé, même pas l’alcool.

L’engagement d’abstinence est un processus qui nous fait passer de la loi contraignante à la libération et de la libération à la liberté. L’engagement d’abstinence est un instrument.

Quand la liberté est atteinte, l’engagement n’engage plus car il n’est qu’une formalité pour rappeler que l’abstinence est devenue systématique et naturelle.  

Anne-Marie Develay : " Michel Pétiard, vous êtes médecin et je voudrais vous demander si l’on peut appréhender l’abstinence comme une clé ouvrant sur une certaine philosophie de la vie."

Michel Pétiard : Je ne commencerai pas mon exposé d’aujourd’hui sans remercier chaleureusement la section Croix Bleue de Valentigney pour son invitation à participer ce jour à vos travaux. Plus globalement, je voudrais associer à ces remerciements tous les militants Croix Bleue qu’il m’a été donné de rencontrer à Valentigney, à Belfort depuis le jour où Marcel Têtu m’a contacté pour participer régulièrement à vos assemblées et débats, et rappeler en même temps à quel point ces rencontres ont pu se révéler précieuses pour moi, tant sur le plan humain que professionnel.

J’ai lancé le nom de Marcel Têtu, militant belfortain, et ce sera pour moi l’occasion d’évoquer la mémoire d’un ami et d’un homme exceptionnel. Qu’on me comprenne bien, je ne suis pas de ceux qui croient au surhomme dominant la masse des faibles. Si je parle de Marcel comme d’un homme exceptionnel c’est parce qu’il représente à mes yeux l’accomplissement, chez un être, de ce désir universel de dignité humaine parce qu’il incarne cette volonté d’échapper à l’humiliation, volonté qui est pour moi le meilleur de l’homme, parce que son exemple et sa vie illustrent justement à merveille le thème que j’ai choisi de développer aujourd’hui, celui de l’engagement d’abstinence comme philosophie de l’existence.

S’engager ! Mettre en gage, donner sa parole, mais aussi s’engager sur un chemin, prendre une direction. 

Parler de l’engagement d’abstinence pour un médecin qui connaît les ravages causés par l’alcool mais aussi toute la problématique de la dépendance c’est évoquer ce qui est au cœur de sa fonction de soignant, à savoir tenter de convaincre pour guérir. En d’autres termes, seuls les malades qui se sont engagés peuvent parler de l’engagement d’abstinence. Nous le savons bien, cette expérience à la fois si douloureuse et si belle - si tragique en somme - est une expérience sans doute intransmissible, incommunicable. Elle appartient en propre à tout individu qui, un jour, a décidé de prendre ce chemin tellement difficile.

Le médecin, lui, qui rencontre régulièrement des malades de l’alcool, sait qu’il est possible de sortir de cet enfermement, qu’il est possible de s’engager sur un chemin pas toujours sûr, incertain, mais qui conduit quelque part à la guérison.

La difficulté pour lui, qui n’a pas cette expérience, est bien de convaincre son patient, de lui faire entrevoir une lueur dans son tunnel. La tâche est ardue. Le problème n’est pas des plus simples et je vois deux cas de figure qui se présentent à la sagacité plus ou moins grande du soignant.

1 - Le premier, et le plus fréquent présent quasi quotidiennement dans nos cabinets de consultation : un patient a un problème avec l’alcool, problème qu’il ne veut pas voir. Il vient pour autre chose, et aborder la question c'est s’exposer à des dénégations, à des mensonges; c’est risquer une rupture avec le patient mais c’est aussi parfois mettre en pleine lumière ce qui était refoulé et qui encombrait la relation médecin/malade. Le problème sur le plan professionnel est bien de savoir comment en arriver à ce résultat qui est la première et capitale étape de ce long chemin vers l’abstinence. Le médecin doit donc s’engager véritablement pour obtenir la reconnaissance par le patient de son problème. Que peut alors signifier cet engagement du médecin ? Il recouvre à mon sens plusieurs aspects, plusieurs obligations :

- C’est d’abord et avant tout une obligation de connaissance : connaissances théoriques sur les toxiques, sur les addictions, sur le fonctionnement du cerveau. Mais aussi connaissances pratiques : connaître les alcooliques, connaître l’alcool, le zinc du comptoir à l’heure de l’apéro, le désarroi des familles, la violence, le drame…

- C’est ensuite ce qui découle de la première obligation, le refus de juger. La difficulté est grande, quand on voit des familles démolies, des enfants malheureux, de ne pas condamner le ou la responsable de ces malheurs. Et pourtant, c’est bien la connaissance qui abolit le jugement moral dans cette situation. Ou plutôt, c’est la connaissance qui, en nous faisant prendre conscience de l’universalité du phénomène de la dépendance, de l’aspect organique de l’addiction à l’oeuvre dans ce désastre, nous ramène aux fondements même de la fraternité universelle, celle qui caractérise un des plus vieux métiers du monde, celui de soigner : je reconnais en l’autre mon semblable qu’il soit noir, jaune ou blanc, riche ou pauvre, gras ou maigre, jeune ou vieux, sobre ou alcoolique.

Le médecin se doit d’envisager l’individu comme une totalité corps/esprit. L’alcoolisme est une aliénation qui détermine des comportements et des altérations physiques qui conduisent à une destruction progressive de cet individu singulier.

- Soigner, dans cette perspective, c’est la troisième obligation du médecin qui doit proposer le soin lequel consiste évidemment à supprimer l’objet aliénant c’est-à-dire l’alcool.

A ce stade, là aussi, le médecin doit s’engager, c’est-à-dire prendre une responsabilité : celle qui concerne la vie du patient auquel il propose l’abstinence. Le discours du soignant s’adressant au malade doit alors exposer clairement les problèmes, révéler au malade sa maladie, lui affirmer qu’une vie meilleure est possible sans alcool, ce qui est difficile puisque, dans la vie de l’alcoolique le manque occupe la totalité du terrain et qu’il n’y a donc que l’alcool qui, en comblant ce manque, apporte une satisfaction. La cause n’est pas d’emblée gagnée, mais les choses vraies ont été dites et feront leur chemin dans la tête du patient.

2 - Le deuxième cas de figure, qui peut découler du premier, est celui d’un patient alcoolique qui le sait, qui en est conscient, mais qui n’arrive pas à franchir le seuil. Le médecin doit alors engager son patient à s’engager. Il doit trouver les mots qui conviennent à ce patient à un moment donné de son histoire. Il doit tenter de lui faire découvrir la force nécessaire pour dire non à l’alcool, lui faire comprendre que dire non c’est le premier acte de liberté humaine et que la difficulté à dire non relève de l’aliénation alcoolique. C’est l’alcool qui refuse de dire non, ce n’est pas soi. La première étape d’une libération consiste alors à montrer que si l’on est conscient de cette nécessité à dire non à l’alcool - cette prise de conscience est une étape indispensable, nécessaire, sur le chemin de la liberté - c’est le premier acte de rupture avec l’alcool.

Il est toujours très frappant d’observer chez de nombreux patients la lente maturation de la décision d’abstinence, les difficultés, les réticences, les révoltes, les liens qui attachent encore solidement la personne à une prison dont la porte a été pourtant ouverte. Quels mots trouver, quels arguments pour engager le sujet vers une libération qu’il entrevoit, qu’il connaît rationnellement mais qu’il ne peut investir, à l’image de ces prisonniers qui redoutent leur sortie après des années d’enfermement comme si la force de l’habitude, la banalité du quotidien, sa répétition jour après jour, comme si tout cela possédait une force aliénante bien plus puissante que la liberté tout proche, liberté qui devient alors source d’angoisse ?

L’engagement d’abstinence est une initiation.

L’individu qui choisit de s’engager va, en quelque sorte, mourir à une vie antérieure, une vie pleine de souffrance, pour renaître à une autre existence. Il s’agit bien là, comme dans toutes les initiations, d’une mort que l’on peut qualifier de symbolique dans la mesure où le sujet abandonne définitivement et sans retour ce qui causait son malheur : l’alcool. C’est une initiation qui, en tant que telle, fait passer l’alcoolique de l’obscurité de sa caverne, de sa cave, à la lumière de la vie, la vraie, la seule qui vaille d’être vécue, celle qui bataille contre l’oppression et combat l’aliénation. Comme toutes les initiations elle comprend des épreuves et des voyages qui révèlent et donnent à ceux qui réussissent un sens à une vie qui n’en avait plus. L’abandon de l’alcool, la lutte pour l’abstinence, ce combat si difficile, je pense qu’il a le pouvoir immense de révéler l’homme à lui-même. Dans ce voyage initiatique l’abstinence n’est pas un but mais un outil, un chemin vers ce qu’on ne connaît pas encore mais qui va se découvrir au fur et à mesure que l’on avance, comme ces paysages qui se découvrent progressivement au cours d’une longue et harassante journée de marche.

L’homme est un être vertical : il a les pieds dans la glaise et la tête dans les étoiles. 

Mais c’est aussi et depuis qu’il s’est mis debout, un être voyageur, un être nomade. C’est ainsi qu’il a conquis la terre entière, des déserts brûlants aux glaces arctiques. Ce besoin d’avancer est sa troisième dimension, celle qui lui ouvre les portes de la connaissance. L’engagement d’abstinence est de ces voyages qui font sortir l’homme de sa sédentarité immobile qui confine à la mort. Le vivant, nous le savons bien, est synonyme de mouvement, d’éternel changement, à l’inverse de l’immobilité qui fige l’être humain dans un état mortifère. Cet engagement d’abstinence n’est pas un voyage géographique mais un voyage intérieur, un voyage en soi-même, une avancée vers la connaissance de soi.

Ce chemin est long et difficile, la voie n’est pas tracée, toute droite, avec le but bien visible au terme du chemin. Non cela n’est pas si simple et le résultat, le bénéfice en quelque sorte, la liberté acquise, tout cela est donné, comme la guérison dans la psychanalyse, par surcroît. Ce n’est qu’au fur et à mesure que l’on avance que les choses se découvrent, que sa propre vérité apparaît. Il y a une image que j’aime bien pour illustrer cette idée ; elle est celle de la fable de La Fontaine, « Le Laboureur et ses enfants », que tout le monde connaît : les enfants s‘échinent à chercher un trésor mais ils finissent par comprendre que le trésor était caché… dans la recherche même. Il est d’autres voyages de ce type dans la diversité des vies humaines ; je pense qu’ils ont tous en commun l’aspiration de chaque voyageur à la liberté et la révélation en cours de route de sa propre philosophie de l’existence.

Ce qu’ils ont en commun également, et c’est fondamental, indissociable de ce qui précède, c’est la rencontre avec l’autre, cet autre si proche et si différent. Et là aussi, cette rencontre ne peut avoir lieu que si l’on sort de la prison pour avancer vers d’autres univers où les hommes tentent eux aussi de vivre et de sortir de leur caverne. L’engagement est vraiment ce voyage qui annihile à la fois l’immobilité et la solitude qui sont les parois grises du quotidien désespérant de l’alcoolique.

Ainsi l’engagement d’abstinence offre à celui ou celle qui choisit de prendre ce chemin tout à la fois la possibilité d’une connaissance de soi et, également, d’une rencontre avec les autres, rencontre qui ne sera pas déterminée par le conflit puisqu’il me semble que la connaissance ne peut que déboucher sur la tolérance. A partir du moment où la rencontre est possible elle ouvre la voie à la fraternité, à l’amitié, à l’amour qui sont, au-delà de toute autre considération, les seules mesures d’un destin humain.

L’aliénation alcoolique n’est pas la seule à enfermer l’être humain dans sa bulle au sein d’un monde hostile. Il en est d’autres tout aussi délétères, tout aussi destructrices. Le médecin que je suis n’est pas sans s’interroger sur ce phénomène qui semble prendre une place de plus en plus grande dans le fonctionnement même de nos sociétés. J’ai bien conscience que poser ce problème revient quelque part à s’interroger sur le sens de ce mot qui nous est si cher : la liberté. Pourtant j’ai la conviction solide et sans doute un peu libertaire, comme je l’ai exprimé tout à l’heure, que le plus dur du chemin consiste à dire non, première étape d’une réappropriation de soi-même dans un effort quotidien. L’engagement d’abstinence qui se prend tous les jours de la vie offre à celle ou celui qui le choisit une ouverture sur une philosophie de l’existence. Une philosophie au sens antique du terme, c’est-à-dire orientée vers la vie quotidienne. Non pas une philosophie livresque ou dogmatique mais une pensée en mouvement et très concrète. Elle permet à l’individu d’entrevoir les questions fondamentales et universelles qui sont celles de l’humanité entière à toutes les époques et sous toutes les latitudes. A ces questions communes à tous les hommes nous savons bien que les réponses seront différentes pour chacun, mais souvenons-nous que nous partageons avec tous les humains ces questions capitales, et c’est ce partage qui est susceptible de fonder une fraternité universelle.

Ce n’est pas par hasard si j’ai souhaité terminer mon propos par l’évocation de la fraternité. Cela me permet de revenir à mon point de départ quand j’ai tenu à remercier les militants Croix Bleue pour ce qu’ils m’ont apporté. Comme j’ai dit plus haut l’expérience de celui qui prend cet engagement d’abstinence, cette expérience là est sans doute incommunicable. A votre contact, au fil des rencontres avec vous tous j’ai réussi à entrer un peu dans cet univers. J’ai moi-même mon propre chemin, lui aussi semé d’embûches, mes propres recherches, mes doutes et mes certitudes. Comme une majorité d’êtres humains, comme vous tous, j’aspire à la possibilité d’un bonheur. Ce bonheur sera différent pour chacun, il faut le savoir et l’accepter et comprendre aussi que si c’est ce désir qui nous pousse sur la route chaotique de la vie, le bonheur se trouve dans le chemin, c’est-à-dire dans le mouvement même de la vie.

Sur cette route je vous ai rencontrés, vous-mêmes en voyage et nous faisons un bout de chemin ensemble.

Merci encore de m’accueillir parmi vous et merci également de m’avoir écouté !

Anne-Marie Develay : " Serge Soulié, vous êtes membre actif de la Croix Bleue, directeur du centre de postcure de Virac, psychologue, pasteur."

Nous le savons bien, un engagement d’abstinence, c’est d’abord la manifestation d’une relation entre deux êtres. Une relation, oui, mais quelle relation ?

Comment tenir un engagement ?

Serge SOULIE : Dans la méthode Croix Bleue, il y a cette proposition d’engagement par une signature de s’abstenir de toute boisson alcoolisée. Nous devons prendre la mesure de la signification de cette proposition. En effet, demander à quelqu’un de s’engager c’est supposer qu’il a en lui la force de tenir l’engagement.

Or par définition, l’alcoolique est celui qui a perdu les moyens de s’abstenir de tout alcool, même s’il en manifeste le souhait. Je dis bien le souhait et pas le désir parce que s’il ne peut plus réaliser ce qu’il voudrait, c’est bien que le désir est absent. Ceci mériterait un développement plus important.

Alors si l’alcoolique a perdu toute possibilité de s’abstenir d’alcool par lui-même, il faut se demander ce qui va lui permettre soudainement de tenir sa promesse ou son engagement. La mine de celui qui lui propose la signature ? La réunion à laquelle il a assisté ? Les paroles qui lui sont dites à ce moment-là ? Le papier sur lequel est mentionné l’engagement ? Bien malin qui le dira.

Des moyens à mettre en œuvre

C’est pourquoi il me paraît indispensable dans un premier temps, avant toute proposition d’engagement, de s’assurer que cette personne a bien les moyens de tenir ce à quoi elle s’engage. Et ici les maîtres mots seront « écoute », « compréhension ». Après quoi, il faudra examiner l’environnement dans lequel évolue la personne. Les relations qu’elle entretient avec ceux qui l’entourent de près ou de loin. Plus délicat encore, il faudra entendre ce qui résonne au plus profond d’elle-même : les blessures qui sont en elle, les conflits encore très actifs, l’angoisse qui la tenaille et, plus encore, ce qui a pu la détruire en portant atteinte à sa dignité, à son honneur, à tout ce qui fait son identité et qui n’a pu être unifié. Il faudra s’interroger sur ce que l’alcool est venu servir auprès de cette personnalité désorganisée et la fonction qu’il a jouée. Le poète Henri Michaux a écrit : « Il y a des maladies, à l’homme, si vous les lui enlevez, il ne reste rien. 

C’est pourquoi, si une proposition d’engagement peut être faite ce sera seulement lorsque tous ces domaines explorés pourront trouver un début de solution, qu’une nouvelle réorganisation de la personnalité apparaîtra comme possible. Il faudra que la personne entrevoit, même de manière tout à fait inconsciente, que son « exil » peut se terminer, que d’autres relations sont possibles, qu’il peut mettre en place un environnement plus favorable, qu’il y a d’autres lieux pour dire son angoisse. Alors, il y aura décision puis validation. Si tout ceci n’est pas perçu, la signature risque de le mettre dans un inconfort tel que sa situation n’ira qu’en s’aggravant avec en plus la culpabilité de ne pas avoir tenu sa promesse, la honte de vous revoir, le sentiment de se retrouver tout nu, plus pervers encore, il s’installera dans le jeu du : « je signe pour qu’il me fiche la paix… » Et il aura renoncé à tout effort, à toute tentative de guérison. Vous le savez bien, certains ont rempli des carnets de signatures sans résultat.

Ce qui peut se cacher derrière un engagement

Si les moyens dont dispose la personne ne sont pas évalués, il y a de nombreux risques de dérapage comme ceux que je viens de signaler. J’en ajouterai un autre que j’ai pu le constater très souvent, celui de signer pour faire plaisir. Cela marche parfois, mais cela ne tient pas très longtemps. En fait ce qui se passe dans ce cas, c'est que l’on a substitué à la dépendance alcool la dépendance à la personne. C’est un piège à prendre très au sérieux car il concerne aussi bien le signataire que le porteur du carnet. Les deux y trouvent leur compte : l’un parce qu’il s’accroche, l’autre parce qu’il est flatté. Combien de fois, lors des remises d’insignes, voit-on le parrain comme un sauveur ! Et tout le monde se congratule. Mais un sauveur qui ne sait pas s’effacer devient vite étouffant. Et combien d’anciens parlent encore de celui qui les a aidés à se sortir de l’alcool comme un Dieu.

Pour éviter la fusion et la confusion !

Dans l’ancienne formule, on signait avec l’aide de Dieu. Cela limitait la puissance de celui qui faisait signer ou en tout cas la perception de la puissance car au lieu de penser à l’autre, le patient pensait à Dieu. La formule n’était pas très heureuse. Réduire Dieu à un adjuvant, à un aide de camp ou du corps ne me paraît pas être une bonne réflexion. Il aurait plutôt sa place dans les éléments vitaux comme l’air ou l’eau. Mais la formule avait le mérite d’introduire un tiers dans la relation. Vous savez ce qu’est un tiers dans une relation : c’est la troisième personne. C’est elle qui évite que les deux personnes fusionnent ou se télescopent, entrent en conflit. C’est un médiateur. Il permet la communication entre les personnes. Dieu, personne ne l’a jamais vu, rien ne peut le représenter, certains y croient, d’autres n’y croient pas ; peu importe, tout est dans le mot qui soudainement apparaît là où l’engagement se prend. Le mot suffit pour évoquer une présence. Et c’est bien de cette présence dont la personne a besoin pour assurer son autonomie, pour se protéger et pour entrer en relation avec tous les autres autrement que sous le mode de la dépendance. Dieu est la limite que se donne l’Homme. « Je renonce à sa toute puissance et à celle d’un autre ». En supprimant l’aide de Dieu, nous avons supprimé la tierce personne de la relation mais nous n’avons pas donné d’autres moyens pour que le face-à-face ne devienne pas fusionnel et que l’engagement puisse être tenu. Lorsque quelqu’un vit dans la dépendance d’un autre, il y a risque de réalcoolisation. Nous devrions avoir une formule : 

« aujourd’hui je suis là pour vous donner la main, mais très vite je vais vous oublier, vous avez tout à y gagner »

Je ne sais pas si vous connaissez l’histoire du bon Samaritain : ce monsieur trouve sur sa route un homme à demi-mort, roué de coups. Il amène le blessé à l’auberge et dit à l’aubergiste : « héberge-le, à mon retour je viendrai payer la facture. ». Voyez-vous, il ne tire aucune gloire de son acte généreux, il ne cherche même pas à avoir des nouvelles. C’est vraiment l’acte d’amour gratuit. Il s’engage à payer sans rien demander d’autre, même pas des nouvelles. Autrement dit, ce n’est pas l’estropié qui s’engage, c’est celui qui lui tend la main. Et du coup, l’autre, il a envie de guérir, par respect, par reconnaissance. Mais lorsque l’on fait signer une personne, nous lui demandons de s’engager, mais l’engagement du porteur du carnet est-il visible pour celui qui est estropié ? Bien sûr, nous disons toujours à la Croix Bleue que les deux sont engagés. Avec la différence que le porteur du carnet ne s’alcoolise plus depuis longtemps et que cela ne lui coûte pas grand-chose de ne pas boire. S’il n’avait pas rencontré ce nouveau signataire, il ne se serait pas pour autant remis à prendre de l’alcool.

Dire à l’autre de s’engager c’est en quelque sorte lui dire : « je veux cela pour toi ». Mais lui, le veut-il ? Comment s’y prendre pour que l’engagement ne soit pas une contrainte mais une liberté pour l’autre ? Tant qu’il reste une contrainte, il échoue. Et réciproquement, s’engager pour l’autre, qu’est-ce que cela pourrait être ?

Une société où l’on ne consomme pas d’alcool

Mais pour terminer je voudrais vous interroger ; quand une personne s’engage, s’engage-t-elle prioritairement à arrêter de boire ou s’engage-t-elle à entrer dans la Croix Bleue, c’est-à-dire dans une « autre société », dans cet « espace » sans alcool ou dans cette maison marquée par la différence ? Il me semble que cette deuxième formule a l’avantage de ne pas prendre l’autre à la gorge. L’arrêt de l’alcool n’est que la conséquence de l’entrée dans la Croix Bleue et pas l’inverse. Et si la personne dépendante peut arrêter de consommer de l’alcool, c’est bien parce qu’elle est dans une société autre, c’est-à-dire dans un lieu favorisant comprenant et permettant une autre façon de se comporter et de vivre.

Historiquement, je n’ai pas pu vérifier ce qui était premier dans la démarche : arrêter de consommer pour entrer dans la Croix Bleue ou entrer à la Croix Bleue pour arrêter de boire. Je pencherais volontiers pour cette deuxième formule. En effet, dès le départ, la Croix Bleue ne s’est pas présentée comme un mouvement d’anciens buveurs mais comme un mouvement rassemblant tous ceux qui ont opté pour une vie sans alcool. Autrement dit, à la Croix Bleue, nous ne regardons pas en arrière mais devant. Nous ne sommes pas ensemble à cause de ce que nous avons vécu mais à cause de ce que nous voulons vivre. Nous sommes ensemble parce que nous avons choisi une autre manière de vivre. Ce "vivre ensemble" n’a pas seulement pour effet de rendre possible la rupture avec l’alcool, il permet des changements en profondeur de la personnalité, dans sa manière de voir, de penser, de comprendre, d’aimer. C’est à méditer si nous voulons comprendre quelque chose à l’engagement.

S’arrêter au fait de boire, c’est-à-dire au symptôme comme disent les psys, c’est considérer l’alcoolisme comme une maladie classique, un cancer par exemple. Il est possible d’en guérir sans une participation trop active de la personne concernée même s’il est vrai qu’un bon moral peut être déterminant. Bien sûr, tout le monde veut que l’on puisse guérir du cancer, du sida, de la myopathie. Des efforts peuvent être faits, ne serait-ce que donner de l’argent pour soutenir la recherche. Mais s’engager au sens de militer c’est tout autre chose. Militer c'est défendre une cause, une autre façon de vivre qui n’est pas courante, qui tranche par rapport à la norme et qui n’est pas acceptée de tous. Militer c’est mener un combat vis-à-vis de certaines habitudes, de certaines normes. C’est aller à contre-courant. C’est oser croire que l’être humain, quel qu’il soit, dépendant ou pas, n’est jamais tout à fait terminé, qu’il est en devenir. Ce type de combat attire du monde parce que sous sa carapace l’humain aspire à grandir, au changement. Mais si le changement et la guérison se réduisent à l’arrêt de l’alcool, nous n’attirerons pas beaucoup de gens. La Croix Bleue deviendra un ghetto où se retrouveront des anciens buveurs. Quant aux autres, ceux qui n’ont jamais été dépendants de l’alcool, ils n’y auraient plus leur place sinon pour jouer les ambulances. Au contraire, si cesser de prendre de l’alcool, y compris pour celui qui n’est pas dépendant et peut très bien contrôler sa consommation, c’est créer un nouvel espace culturel, un nouvel ordre de vie, une autre façon d’être pour l’humain, alors nous aurons des gens qui seront intéressés. Beaucoup supportent mal cette culture étouffante où l’alcool est roi. Encore faut-il que la Croix Bleue se prépare de nouveau à accueillir tous ceux qui, par l’entrée dans une vie sans alcool, quelle que soit leur raison de départ, aspirent à vivre autrement.

Enfin et pour terminer je dirai, si je devais définir la Croix Bleue, qu’elle est sur une base ferme, d’un choix radical d’une  « non consommation » d’alcool, une invitation au changement, à une affirmation forte d’une identité de la personne par le mécanisme de la différenciation des êtres et des choses parce que cesser de prendre de l’alcool c’est marquer une différence telle que c’est s’affirmer parmi les autres. Et celle ou celui qui s’entraîne à s’affirmer ainsi devient créateur, entrepreneur, inventeur. Il cesse d’être un mouton qui suit la foule sans aucune interrogation, sans personnalité. 

Il tient le cap, il sait où il va tout en sachant être attentif aux autres. Justement il est, peut-être, attentif aux autres parce qu’il est hors du danger de se faire entraîner, enrôler.

De nos jours, l’alcoolique est un enrôlé par la société, mais il n’est pas le seul. 

Accueillons-les tous, tous ceux qui veulent venir.

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Edito

Table ronde n°1

Table ronde n°2

         

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MOTION

Congrès national de la Croix Bleue en Franche Comté

19 et 20 juin 2004

La Croix Bleue française, qui n’est pas prohibitionniste,

met toutes ses forces dans la lutte contre l’alcoolisme :

 

Elle ne peut donc admettre :

  1. Que la loi Evin (1991) qui concerne la santé publique en encadrant notamment la publicité sur les boissons alcooliques, soit constamment remise en cause et sabordée. En outre cette loi n’est pas la cause du ralentissement des ventes du vin en France.

  1. Que le vin soit considéré par certains parlementaires comme un aliment naturel, (le vin représente déjà 60% de l’alcool pur consommé en France).

  1. Que les pouvoirs publics laissent le puissant lobby alcool se moquer de la santé publique. Par souci de cohérence comment ne pas évoquer la place de l’alcool dans les actuelles priorités nationales que sont le cancer, la sécurité routière et la lutte contre la précarité ?

  1. Que d’un côté, l’Etat installe partout des radars pour inciter les Français à limiter leur vitesse au volant et de l’autre libère la publicité, ou incite à consommer un produit qui entraînera pour des millions de personnes des conséquences sanitaires et sociales désastreuses.

La Croix Bleue propose sans attendre :

  1. Que la loi Evin soit respectée dans son intégralité et que les amendements qui pourraient être votés ne permettent pas aux publicitaires de lancer des campagnes sur des éléments subjectifs comme les caractéristiques sensorielles ou visuelles (ex : la virilité, la femme, la fête…)

  1. Que la classification de l’alcool comme drogue dans le rapport Roques soit enfin reconnue. Les effets de l’alcool y sont clairement définis, et montrent que son appartenance au monde des drogues est sans ambiguïté.

  1. Que l’Etat mène enfin une politique de santé publique cohérente. Il est en effet complètement paradoxal de considérer l’alcoolisme comme un fléau national (ou comme un problème majeur de santé publique*) et de promouvoir en même temps les produits qui en contiennent.

* Rapport de la Cour des Comptes 2003